[MUSIQUE] [MUSIQUE] La manière dont on se représente la sexualité humaine, de quelle manière il est légitime d'user de son corps, comment, quand, où et avec qui il est permis d'avoir des relations sexuelles, varient en fonction des époques, en fonction des lieux et des cultures. Mais, au moins une chose est commune à toutes ces variations, c'est le fait que les sexualités féminines et masculines ne sont pas considérées de la même manière. Le sociologue Michel Bozon, dans un article qu'il a publié en 1999, reprend le récit que fait Pierre Bourdieu dans son livre La domination masculine, le récit de la mythologie kabyle, et il l'explique en ces termes, je le cite. La sexualité originelle se caractérise à la fois par le lieu où elle s'accomplit, la fontaine, lieu public féminin, mais aussi par le fait que la femme est à l'initiative, qu'elle apprend à l'homme comment faire et qu'elle se couche sur lui. La sexualité réglée est inversement celle qui s'accomplit à la maison, où l'homme donne les ordres et monte sur la femme. Que les hommes soient au-dessus des femmes lors de l'acte sexuel justifie, dans le mythe kabyle, le fait qu'ils doivent gouverner. Dans la situation originelle, en revanche, la femme est experte et peut manipuler l'homme. Le retournement de situation par lequel les hommes passent au-dessus de ces dernières contient les femmes, tout en les domestiquant et en dissimulant l'activité sexuelle. Dans cette vision androcentrique traditionnelle du monde, l'ordre des corps dans la sexualité est forcément en analogie avec l'ordre social et l'ordre cosmique. Fin de citation. Ainsi, les significations de la sexualité ordonnent également des places, des rôles dans la société et des hiérarchies. Historiquement, en Occident, c'est la religion qui a d'abord fourni un grand nombre de règles de comportement, qui a défini les sexualités légitimes et celles qui constituaient des péchés. Dans la tradition catholique, plusieurs péchés de chair, comme on les appelait, indiquent comment faut-il user de son corps, sous peine de se retrouver en enfer. La religion catholique, qui se répand peu à peu dans toute l'Europe, initie un contrôle des sexualités qui s'adresse non seulement à une élite, mais à tout un chacun, à tous les fidèles, par la pratique notamment de la confession, qui impose aux fidèles de décrire par le menu leurs péchés de chair, mais pas seulement les pratiques, aussi les pensées, les fantasmes. Michel Foucault, dans le premier volume de Histoires de la sexualité, appelle cela l'aveu, c'est-à-dire avouer dans les détails au curé, au prêtre, ses pensées, ses actes impurs, ses fantasmes. Saint Augustin au Ve siècle préconise que l'activité sexuelle ne soit dévolue qu'à la procréation voulue par Dieu. L'institution du mariage monogame et indissoluble vers le XIIe et XIIIe siècle va encadrer la sexualité et lui donner sa légitimité. À partir de là, toute une série d'actes sexuels sont condamnés par l'Église, notamment les comportements ou les pratiques qui étaient considérés, entre guillemets, contre nature, par exemple le sexe oral ou les positions qui impliquent que la femme soit au-dessus de l'homme. On voit ici que ces interdictions instaurent également des rôles sociaux et des dominations symboliques. Dès le XVIIIe siècle, la science devient peu à peu la référence pour comprendre les humains et le monde, alors que graduellement, dans beaucoup de pays européens, la religion va devenir une pratique plus personnelle, plus privée. Mais la médecine, dans sa volonté de savoir, c'est le sous-titre du livre de Foucault, Histoires de la sexualité, du premier tome, va reprendre le flambeau, avec bien évidemment d'autres méthodes, pour essayer d'analyser la sexualité humaine, ses normalités et ses déviations. Cette médecine du XIXe et du XXe va prendre pour cibles principales, comme le dit Michel Bozon, les enfants et les femmes. Obsession de la masturbation infantile et création d'une taxinomie de maladies typiquement féminines, dont l'hystérie est la plus connue. Sylvie Chaperon a écrit un livre sur cette taxinomie des maladies des femmes. La sexualité féminine valorisée sera celle de l'épouse et de la mère, dans une sexualité monogame, reproductive et bien rangée. La sexologie naissante se préoccupe de tout ce qui menace la sexualité normale, les maladies vénériennes et les perversions. Des définitions et des tableaux de grandes perversions sont donnés notamment par le psychiatre Von Krafft-Ebing, dans son livre Psychopathia Sexualis, qui a été publié en 1886, des classifications de pratiques perverses, le sadique, le masochiste, le zoophile, etc. C'est à cette époque également que des identités sexuelles comme l'homosexuel voient le jour. Michel Foucault écrira des pages très importantes, toujours dans Histoires de la sexualité, sur le passage d'une condamnation des pratiques sexuelles, comme la sodomie par exemple, à l'institution, à la création d'une espèce, comme il l'appelle, l'homosexuel. Par exemple, toujours dans Psychopathia Sexualis, l'acte sexuel effectué dans la position inverse de celle qui est dite entre guillemets normale, c'est-à-dire la femme au-dessus de l'homme, est interprété comme une forme de masochisme masculin, et de sadisme, voire d'homosexualité de la femme. Au contraire, le masochisme féminin est considéré comme quelque chose d'à peu près normal. Je cite ici Von Krafft-Ebing. Certains éléments du masochisme, et en particulier la subordination, pourront à peine être considérés comme pathologiques chez la femme. Fin de citation. La sexologie contemporaine, qui apparaît vers le milieu du XXe siècle avec Alfred Kinsey, Masters et Johnson, ou encore plus tard avec Simon et Gagnon, s'intéresse de plus en plus à l'orgasme, et donc au plaisir et à ses obstacles, chez l'homme comme chez la femme. À partir de Masters et Johnson, une littérature abondante de conseils pour le couple va se développer et se développe encore actuellement aujourd'hui, par exemple sur Internet. Aujourd'hui, le sexe et la sexualité sont des sujets qui ne sont plus tabous. Mais, ceci ne signifie pas qu'ils ne charrient pas avec eux des significations genrées. Les femmes sont toujours incitées à retenir leurs appétits sexuels, sous peine d'avoir une mauvaise réputation, et les hommes de pouvoir sont toujours supposés être virils et conquérants. Toutefois, nous constatons certains changements notables. Certaines pratiques sexuelles ne sont plus condamnées, mais sont conseillées, voire obligatoires. La masturbation, par exemple, ou le sexe oral. L'homosexualité n'est plus condamnée pénalement dans beaucoup de pays, mais sa condamnation sociale et morale est encore très présente. Les personnes transgenres, transidentitaires, se battent de plus en plus pour que l'emprise médicale sur leur corps laisse la place à des pratiques respectueuses de leur personne, et de leur vécu et de leurs identités. La sexualité se voit partout, de l'érotisme au porno soft de la publicité, à la pornographie accessible largement et gratuitement sur Internet. Mais, ceci constitue-t-il une libération ou alors une nouvelle injonction à la normalisation de la sexualité ou à la performance ? [MUSIQUE] [MUSIQUE]